Immigration : quand les plus beaux mots deviennent des gros mots

« Solidarité, cette parole qui fait peur au monde développé. Ils essaient de ne pas la prononcer. C’est presque un gros mot pour eux. » C’est le Pape François qui le dit, après sa visite à Lampedusa et sa rencontre avec des demandeurs d’asile à Rome.

Et que dire de l’hospitalité ? Un autre gros mot, qui fait peur car il porte une dimension d’accueil, d’ouverture et de rencontre avec un « autre » à l’égal de nous-même !

Dans nos sociétés frileuses et moroses, ces idées ne sont pas portées par l’air du temps. Elles semblent étouffées par un climat ambiant de plus en plus pollué par des propos toxiques qui se répandent de différentes manières, parfois de façon grossière, sous forme d’injures racistes scandaleuses et de déchaînement de paroles nauséabondes dans les réseaux sociaux ou, d’une façon plus policée en apparence, mais non moins empoisonnés, proférés par des hommes politiques « décomplexés » qui remettent en cause le droit du sol ou l’aide médicale aux plus vulnérables (pauvres et sans-papiers), ou bien qui, carrément, prônent des politiques d’inhospitalité.

Ainsi M. Hortefeux, qui estime que la première ur­gence c’est « de faire en sorte que les politiques sociales de nos pays soient moins attractives » !

Et puis, il y a d’autres idées dangereuses qui s’infiltrent de façon plus subtile dans l’opinion, en répétant en boucle des mauvaises réponses à des mauvaises questions.

L’exemple type c’est la question, en apparence de bons sens, qui induit de très mauvaises réponses : « La France peut-elle accueillir toute la misère du monde ? » Question absurde si l’on prend la peine de regarder la réalité des mouvements migratoires dans le monde.

D’abord, « la misère du monde » est sédentaire : l’écrasante majorité des plus pauvres ne bougent pas faute de moyens. Ceux qui sont forcés de se réfugier hors de leur pays pour fuir des persécutions ou des zones de conflits, sont accueillis dans leur immense majorité dans les pays limitrophes.

Alors qu’il y avait en 2012 plus de 35 millions de réfugiés dans le monde, les 27 pays de l’Union européenne n’ont enregistré que 296 700 demandes d’asile.

Mondialisation de l’indifférence

Quant à ceux qui migrent pour d’autres causes que la demande d’asile, ils ne représentent que 3,3 % de la population mondiale – soit environ 220 millions de personnes – et ce taux est relativement stable depuis quarante ans. Seuls les 3/5es sont originaires du Sud et la moitié d’entre eux sont migrants vers un autre pays du Sud.

Les causes de cette mobilité sont de plus en plus complexes et diverses et ne se résument pas aux seuls critères économiques.

Les profils des migrants changent aussi : de plus en plus de femmes (la moitié des migrants dans le monde sont des migrantes), et de jeunes qualifiés qui ont des projets de migration plus diversifiés qu’auparavant.

Enfin, la France n’est pas, loin de là, le pays le plus « attractif » pour les migrants : en 2008, les étrangers représentaient 8,4 % de la population totale, contre 13,7 % aux États Unis ou 14,1 % pour l’Espagne.

Ce n’est pas non plus le pays qui reçoit le plus de demandes d’asile en Europe : en 2012, elle en a enregistré 60 560, alors que l’Allemagne en a compté 77 550.

On entend dire autour de nous « la barque est pleine ! », mais souvenons-nous qu’en 1989 il y avait eu le même nombre de demandes d’asile qu’aujourd’hui et qu’à la fin des années 1970, notre pays a su accueillir des dizaines de milliers de réfugiés latino-américains et plus de 100 000 boat-people vietnamiens !

Comment ne pas être choqués devant l’indifférence européenne face au sort des réfugiés syriens ? Plus de 2,2 millions de réfugiés ont dû fuir leur pays entre 2011 et 2013 et 98 % d’entre eux se retrouvent dans les pays voisins. Le Liban, à lui seul, en accueille près de 800 000. Le HCR vient de lancer un appel urgent aux pays européens pour prendre en charge 10 000 réfugiés. L’Allemagne a proposé 5 000 places d’accueil, la France, 500 !

On comprend mieux pourquoi le HCR dénonce « une absence de générosité internationale » et pourquoi la Pape fustige « la mondialisation de l’indifférence » !

Pas de réponse simple

Qu’est ce qui fait que nos démocraties, non seulement ne savent plus adapter la taille de la barque à l’ampleur de drames humains qui se passent à nos portes, mais en plus s’ingénient à verrouiller les écoutilles pour empêcher les victimes d’aborder ?

Il n’y a pas de réponse simple. Beaucoup de facteurs sont à prendre en compte dans le contexte d’une mondialisation en crise qui fragilise de larges secteurs de nos sociétés qui ont peur de l’avenir, et peur de voir arriver « des autres ».

Mais force est de reconnaître que les politiques migratoires mises en œuvre en Eu­rope et en France confortent ces peurs plutôt qu’elles ne les apaisent.

La crainte de « l’appel d’air » et de l’arrivée massive de pauvres venus du Sud continue de hanter les opinions publiques et les gouvernements. Et nous sommes bien placés à la Cimade pour en mesurer les dégâts humains, sociaux et politiques.

Une politique de dissuasion

Obsédée par sa propre protection face à des risques d’invasion fantasmés, l’Europe cadenasse ses frontières et les militarise. Frontex (l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne) investit des millions d’euros dans des systèmes de fermeture de plus en plus sophistiqués.

Conséquence, les routes migratoires deviennent de plus en plus dangereuses : plus de 20 000 morts en Méditerranée ou dans le désert Saharien depuis vingt ans, sans parler des souffrances et des tragédies que subissent en cours de route ceux qui entreprennent ce périple vers l’Europe. O

On ne dira jamais assez la force de courage et de volonté qu’il faut à ces hommes et à ces femmes qui acceptent de prendre tous les risques dans l’espoir de trouver, parmi nous, une possibilité de vivre dignement.

Arsenal de procédures et de pratiques

En France, un arsenal de procédures et de pratiques codifie une politique d’inhospitalité visant à dissuader les migrants d’entrer (visas) et de rester (précarisation générale du droit au séjour) au prix de l’humiliation par des soupçons constants, de la multiplication de personnes en situation irrégulière et d’expulsions qui brisent des vies construites en France.

80 % des demandes d’asile sont rejetées (dans les années 1970, 80 % de ces demandes étaient acceptées !) Le système d’accueil ne fonctionne plus, obligeant des dizaines de milliers de demandeurs d’asile à attendre une réponse pendant plusieurs années dans des conditions indignes, faute d’hébergement.

Or, le traitement accordé aux étrangers est révélateur de l’état démocratique de la société. S’ils sont les premiers à être soupçonnés, stigmatisés, exclus, ils ne sont pas les seuls : chômeurs, jeunes, vieux, malades, désignés comme « assistés », fraudeurs, profiteurs, etc. sont aussi de plus en plus rejetés par notre société inhospitalière aux plus pauvres !

Dans le contexte français actuel, promouvoir le thème de l’hospitalité est un véritable défi ! On n’y parviendra pas sans un renforcement d’un état d’esprit citoyen pour inventer de nouvelles relations, pour en finir avec la « so­ciété de l’éloignement », où les gens ne se rencontrent plus et sont étrangers les uns aux autres. C’est possible !

Il existe déjà de nombreux exemples qui sont la preuve que des formes « d’hospitalité de résistance » sont à l’œuvre. Plus que jamais, il est nécessaire et urgent que la société civile prenne la parole et s’organise, sans tout attendre des politiques, pour faire circuler des idées, pour partager des expériences qui marchent !

Solidarité et hospitalité résonnent peut-être comme des gros mots aujourd’hui, mais ce sont les nôtres et nous devons les revendiquer !
                                                                                                                                        

Geneviève Jacques a pris la présidence de la Cimade en juin 2013 à l’issue d’un long parcours militant dans cette association, dont elle a été Secrétaire générale entre 1988 et 1996. Elle a travaillé seize ans au niveau international dans le domaine des droits de l’homme, au Conseil œcumé­nique des Églises à Genève et au sein d’une organisation internationale de femmes.

 

 

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