Israël a-t-il empoisonné Yasser Arafat ? Nouveaux éléments de preuve

A lire, ci-dessous, la passionnante enquête du journaliste suisse Luis Lema, publiée la semaine dernière dans le quotidien Le Temps, à propos de l’empoisonnement de Yasser Arafat, décédé dans un hôpital parisien en novembre 2004.

 

 

Le journaliste a suivi le travail des experts suisses qui avaient conclu à une forte probabilité d’empoisonnement du leader palestinien par du polonium 210, une substance radioactive mortelle. Des médias avaient ensuite affirmé que la thèse suisse avait été démentie par deux autres expertises scientifiques, russe et française. Sauf que c’est faux : les Français et les Russes n’ont pas rendu publiques leurs données, lesquelles n’infirment pas le travail des Suisses. Bien au contraire …

Voici maintenant l’article de Luis Lema, contenant des informations troublantes sur le professionnalisme de l’équipe française.

TEMPS FORT Samedi 24 mai 2014

Titre : Yasser Arafat, la valse des isotopes Luis Lema

Le leader palestinien a-t-il été empoisonné au polonium ? Les experts suisses ont mis la main sur les rapports russe et français qui semblaient contredire leurs découvertes. A cette lumière, ils se disent plus convaincus que jamais de leur propre travail

Cela faisait des mois qu’ils les attendaient. Jusqu’ici, François Bochud et Patrice Mangin, les deux experts suisses qui ont mené l’enquête sur les causes de la mort de Yasser Arafat, avaient le sentiment désagréable qu’on les faisait un peu « passer pour des idiots ».

Voilà que, sous les regards du monde entier, ils avaient mené leur expertise jusqu’à ses dernières extrémités, explorant toutes les hypothèses qui leur venaient à l’esprit, mettant à contribution toute leur expérience – respectivement dans le domaine des radiations et de la médecine légale – mais entourant aussi leurs conclusions de mille précautions. A tel point que leur rapport, dévoilé en novembre dernier, a été ­souvent mal compris : les deux scientifiques assuraient que leurs résultats soutenaient « raisonnablement » l’hypothèse que du polonium 210 avait bien causé la mort du chef historique palestinien.

Ils auraient pu le dire autrement : sur une échelle d’un à six, la thèse de l’empoisonnement se situe, pour eux, aux alentours du niveau cinq. Certes, huit ans après les faits, impossible d’évoquer une totale « certitude ». Mais en matière scientifique, l’emploi de ce mot est de toute manière plutôt rare.

Or, coup sur coup, des rapports français, puis russe, se sont montrés bien plus affirmatifs qu’eux, dans un sens toutefois opposé : mort de cause naturelle ! tranchaient-ils, provoquant un double malaise. D’abord parce que cette cause n’était nullement spécifiée. Mais surtout, parce que ces deux autres rapports, à l’inverse du suisse, n’ont jamais été rendus publics. Deux contre un : l’affaire était réglée, au moins en apparence. Aujourd’hui, pourtant, ces deux rapports sont arrivés par des canaux différents entre leurs mains. Les deux Lausannois ont épluché non pas les conclusions – « c’est ce qui intéresse le moins les scientifiques » – mais les données recueillies sur la dépouille d’Arafat en décembre 2012.

Résultat : c’est à leur tour d’être devenus beaucoup plus affirmatifs. « Non seulement nous maintenons notre analyse, mais après la lecture des autres rapports, nous sommes bien davantage convaincus de sa pertinence », résume élégamment François Bochud.

Décembre 2012 : voici les trois équipes d’experts réunies à Ramallah, quelques heures avant de rouvrir la tombe du raïs palestinien. Chacun reste dans son coin, les mots sont rares. Pas un mot, par exemple, des examens préalables menés par les Suisses sur les affaires personnelles du président palestinien, qui avaient mis les feux aux poudres et amené à ces enquêtes supplémentaires au terme de nombreux rebondissements. Il y avait pourtant matière à débat : publiée dans la revue de référence The Lancet, cette première recherche, qui concluait à une présence inexpliquée de polonium, n’a pas été remise en cause jusqu’ici.

Les Russes, au demeurant, ne parlent pas un mot d’anglais. Quant à la délégation française, dont l’enquête est placée dans un cadre strictement judiciaire, elle est composée de plus de juges d’instruction et de gendarmes que de scientifiques à proprement parler.

Curieusement, alors que la présence ou non de polonium est au centre de la polémique, l’équipe ne compte aucun spécialiste des questions liées à la radioactivité. L’équipe suisse, elle, comprend un radio-physicien et un radio-chimiste. Ils sont déjà à pied d’œuvre, venus équipés de plusieurs dizaines de kilos de matériel. La veille de l’exhumation, ils auront été les seuls à tendre leurs compteurs pour mesurer la présence possible de radon. Et ce, aussi bien à l’intérieur même du tombeau, après qu’a été percée une petite ouverture dans la dalle qui le recouvrait, que dans les environs de la Mouqata, le quartier général de l’Autorité palestinienne. Le radon ? Un gaz radioactif présent dans l’atmosphère qui a la particularité, en se désintégrant, de produire du polonium. Une donnée fondamentale, ont estimé les Suisses, lorsqu’il va s’agir de déterminer la provenance d’éventuelles traces de polonium sur la dépouille.

Le moment est empreint d’une grande gravité pour les Palestiniens. L’opération se mènera à l’aube, pour éviter une trop grande attention des badauds et de la presse internationale planquée à proximité. A l’intérieur de l’enceinte de la Mouqata, les responsables ont aménagé, dans une mosquée pas encore consacrée, une tente destinée à procéder à l’autopsie. Mais ils tremblent, et l’on comprend vite pourquoi.

Lorsque s’ouvre la chape du tombeau, les restes d’Arafat, réduits à un squelette, reposent à plus de 4 mètres sous terre. La cavité est étroite, l’escalier pentu. Les Français insistent néanmoins pour faire l’autopsie dans les règles, hors de la tombe, au risque d’une glissade qui verrait s’effondrer pour de bon les restes de l’emblème de la Palestine. Regards embarrassés, gêne, tensions. Sur le conseil de Patrice Mangin, il est finalement décidé de renoncer à cette migration du corps, hautement hasardeuse. Les prélèvements se feront à même le sol.

La méfiance ne s’est pas dissipée et les équipes d’experts s’observent du coin de l’œil. Au médecin légiste palestinien qui se charge des prélèvements, elles exigent systématiquement des fragments comparables à ceux que choisissent leurs collègues.

Le Graal, ç’aurait été de découvrir des organes internes (foie, reins) dans lesquels le polonium est enclin à se nicher. Mais le corps est à ce point décomposé qu’ils sont impossibles à reconnaître. Il faudra se satisfaire d’une répartition des côtes (2 par équipe), de la crête iliaque ou d’autres fragments osseux. Retour à la maison pour les équipes d’experts. Et envoi, par valise diplomatique, des précieux échantillons.

« Notre crainte, faute de comparaison avec les résultats des autres rapports, c’était les mesures », explique François Bochud, directeur de l’Institut de radiophysique du CHUV, à Lausanne. Les quantités de matière radioactive qu’il s’agit de déceler sont infinitésimales. Le polonium 210, dont la demi-vie est de 138 jours, a eu le temps de disparaître presque entièrement. Au moment des prélèvements, il en restait 2 millions de fois moins qu’à l’origine. « A cette échelle, nous ne sommes jamais à l’abri d’un problème de comptage. Il y a toujours des doutes », souligne le professeur lausannois.

Cette crainte vient d’être balayée, après la lecture des deux autres rapports « rivaux ». Non seulement les valeurs de polonium relevées sont plus ou moins du même ordre, mais les scientifiques ont aussi constaté des écarts similaires entre les différentes parties du squelette. Les Suisses ont analysé 16 échantillons différents. Les Russes ont fait les choses en grand : 25 analyses, menées par deux laboratoires distincts et mises en rapport avec les mesures obtenues sur un autre cadavre anonyme, servant de valeur témoin. Les Français, eux, se sont contentés de 5 mesures. Fait inexpliqué dans leur rapport : ils ont écarté les échantillons provenant des côtes. Or, foi de scientifiques suisses et russes, c’est précisément là que la concentration de polonium 210 était la plus importante, suivie de près par les échantillons provenant du sternum. A l’inverse, les vertèbres et le fémur étaient beaucoup moins contaminés.

« C’est comme si le polonium n’avait pas eu le temps de circuler pour se répartir uniformément dans l’ensemble du corps. Arafat est mort avant », commente François Bochud.

Or, ces différences ont une importance fondamentale, puisque, à elles seules, elles suffisent d’une certaine manière à « disqualifier » la suite du rapport français. Ne trouvant pas d’explication à cette présence constatée de polonium, les Français la mettent sur le compte du radon environnant. Un élément (faut-il le rappeler ?), dont ils n’ont pas pris la peine de mesurer la présence.

Les Suisses, eux, s’attendaient à cette interférence possible du facteur radon. Dans leur rapport, ils démolissent l’hypothèse. Non seulement la valeur de radon mesurée dans le tombeau fermé était très faible, mais de plus, la terre située sous la cavité abdominale, et donc en contact avec le cadavre, était 17 fois plus « contaminée » que la terre située loin du corps. Or, le radon était présent partout de la même manière. Il n’y est donc pour rien. « Les Français sont restés à la lisière de l’interprétation », résume le radio-physicien suisse.

Reste un autre mystère, dans cette valse des isotopes. Partout, accompagnant la présence du polonium 210, un nouvel invité : du plomb 210, en quantité inexpliquée. Ce dernier est, selon le jargon des chimistes, « la grand-mère » du premier. Autrement dit : dans le processus naturel de dégradation des éléments, ces deux membres de la famille vont de pair. Cette double présence a mis d’entrée les chercheurs sur la voie d’une présence « naturelle ». Car, pour quelle raison trouverait-on du plomb, si Arafat avait bien été empoisonné grâce à du polonium isolé artificiellement ?

La question a préoccupé les scientifiques russes. A tel point qu’ils ont formulé plusieurs hypothèses – y compris celle, presque loufoque, qu’Arafat aurait avalé par mégarde une source d’étalonnage de plomb 210, comme on en trouve dans les laboratoires. Devant cette énigme, ils laissent la question sans réponse. Mais, nouvelle surprise : ces doutes ne se reflètent nullement dans les conclusions du rapport rendues publiques. Ici, c’est la présence inexpliquée du polonium elle-même qui est pratiquement gommée, comme par enchantement. « Tout se passe comme si les auteurs du rapport n’étaient pas les mêmes que ceux des conclusions », analyse François Bochud.

Pour leur part, les Suisses ont aussi été placés face aux mêmes interrogations. Se pourrait-il que le polonium ingurgité par Arafat ait contenu des « impuretés », dont du plomb ? Pour en avoir le cœur net, ils sont allés jusqu’à acheter du polonium 210 en République tchèque. Réponse du spécialiste : « Oui, ces impuretés ont été détectées. Et cela permettrait parfaitement d’expliquer les activités élevées de plomb 210 et de polonium observées dans les os d’Arafat. » Le débat aurait mérité d’être approfondi, mais les conclusions tonitruantes des rapports russe et français conduiront sans doute à le clore définitivement.

Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale, constate : « De notre côté, nous avons fait le maximum. Maintenant, la phase d’investigation scientifique est terminée et il ne resterait d’autre issue que de poursuivre l’enquête sur le plan policier. » Ce ne sera pas de sitôt. Le professeur s’avoue songeur : « C’est souvent comme cela que s’achèvent les grandes affaires dont on ne parvient pas à trouver la cause : elles disparaissent dans des erreurs inexplicables et des embrouillaminis procéduriers. »

CAPJPO-EuroPalestine

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