Indignité nationale : Manuel Valls s’enflamme, la démocratie se consume

Le premier ministre Manuel Valls a annoncé mercredi matin une série de mesures pour renforcer les moyens humains et budgétaires dédiés à la lutte contre le terrorisme [1]. Il évoque aussi la notion d’indignité nationale. Une recette ancienne que l’UMP avait fait resurgir cet automne. Et Manuel Valls annonce une réflexion « transpartisane » sur le sujet afin de respecter l’union nationale. Il demande aux présidents des commissions des lois des deux chambres – le socialiste Jean-Jacques Urvoas et l’UMP Philippe Bas – de conduire les débats. Ils ont six semaines pour formuler des propositions.

 

Le discours de "l’ennemi intérieur"

En matière de mise en place de nouvelles lois liberticides dites de lutte contre le terrorisme, l’appel à l’union nationale fonctionne à plein et depuis longtemps. La quinzaine de lois promulguées en trente ans n’a pas vraiment établi leur efficacité. Entre les outrances d’une droite qui appelle avec Valérie Pécresse à « déroger à certaines dispositions de la convention des droits de l’Homme pour notre sécurité » ou d’une dite gauche qui laisse Christophe Cambadélis affirmer « Dire que les socialistes seraient de grands naïfs, peu en capacité d’être sécuritaires, c’est faux, totalement faux », tous semblent séduits par le discours de "l’ennemi intérieur ". Il bat son plein dans les médias et Nicolas Sarkozy en est aujourd’hui le chantre.

Christophe Cambadélis emboîte d’ailleurs le pas des douze mesures antiterroristes proposées la semaine dernière par l’ancien président de la République. Le premier secrétaire du PS déclare qu’elles « peuvent se discuter ». Claude Bartelone a quelques réserves mais il est « ouvert au débat ». Seule, Christiane Taubira déclare que l’indignité nationale « n’est pas un symbole qu’elle aimerait revendiquer ». Le PS semble pourtant irrémédiablement enclin à faire ressurgir cette notion d’une époque plus que trouble de son histoire. Marine Le Pen, dans son recoin depuis deux semaines, s’est dite contre « cette mesure gadget ».

L’indignité nationale a été formulée en 1944 pour qualifier les crimes commis par les français collaborationnistes. La dégradation nationale est la peine qui en découle. Subissant une sérieuse privation de droits civils et politiques, ainsi qu’une lourde augmentation des impôts, les coupables devenaient des parias. La dégradation nationale pouvait être prononcée à vie et sans aucune possibilité de grâce. Ce sont presque 100.000 français qui ont été ainsi condamnés. L’indignité nationale, rétroactive et dégradante humainement, n’est pas compatible avec la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (Art 8 : nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée »).

 

Une condamnation à la mort civile

Parce qu’elle transgresse ce qui structure un État de droit, l’indignité nationale ouvre la porte aux pires humiliations contre ceux déjà condamnés à être les rebus de la nation. Rappelons-nous un instant les tondeuses, les exécutions sommaires et l’épuration sauvage. La France d’aujourd’hui serait donc occupée de l’intérieur et les collabos d’antan sont aujourd’hui les candidats au djihad. Une vision un peu simpliste de la situation.

L’historienne Anne Simonin déclare dans La Croix : « On reviendrait à la notion la plus archaïque du droit de l’ancien régime : la "mort civile", un état extrême de non-sujet de droit. » La dégradation nationale a été abrogée en 1951 et elle a été supprimée du code pénal en 2002. La déchéance nationale, elle, était déjà prévue dans le code civil depuis bien plus longtemps, elle peut concerner un « individu ayant acquis la nationalité française », par exemple, s’il a été condamné « pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ».

Le député UMP Philippe Meunier a fait resurgir l’indignité nationale des catacombes du droit français lors des débats sur la loi antiterrorisme (dite loi Cazeneuve) de novembre 2014. Le député socialiste Patrick Mennucci déclara dans l’hémicycle, le 4 décembre dernier à propos de la proposition de loi de l’UMP sur la déchéance de la nationalité, qu’elle est « inutile et stigmatisante ». Le PS peut donc avoir les yeux ouverts quand il veut et envoyer des écrans de fumée noire quelques semaines plus tard. Le Conseil constitutionnel se prononcera ce vendredi sur la légalité de la déchéance nationale pour les binationaux lors d’une question prioritaire de constitutionnalité. Si la jurisprudence était prononcée, un Français binational ne serait donc plus dans une situation d’égalité avec un Français tout court. Le cas des citoyens français sans autre nationalité ayant commis des actes de barbarie à l’égard de la nation sur le territoire français reste entier.

Nouvel endormissement démocratique

Après les événements dramatiques de ces dernières semaines, la démocratie est à réaffirmer, creuser, exercer plus encore. En enfonçant le clou de l’indignité nationale, Manuel Valls mène aujourd’hui une danse gouvernementale autoritaire qui ne laisse présager que le pire. Sa manière est bien curieuse et bien à lui de « réaffirmer nos valeurs et faire la plus belle démonstration que, face à la terreur, la démocratie, grâce à la force de l’État de droit, ne plie pas, ne pliera jamais ». Faire ressurgir, en urgence, le spectre d’une peine d’exception qui a déjà largement démontré ses dérives, faire l’amalgame entre des moments de l’histoire qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres, voilà un bien dangereux moyen de rassurer les Français.

L’indignité nationale n’aurait empêché en rien les frères Kouachi et Amedy Coulibaly de commettre leurs actes meurtriers. Elle constitue en revanche une manière efficace de provoquer un nouvel endormissement démocratique et d’accélérer encore un processus sécuritaire qui, à son tour, confisque le débat démocratique… Le philosophe Giorgio Agenbem explique cet engrenage inquiétant dans Télérama : « Le citoyen en tant que tel devient en même temps un terroriste en puissance et un individu en demande permanente de sécurité contre le terrorisme, habitué à être fouillé et vidéosurveillé partout dans sa ville. Or il est évident qu’un espace vidéo-surveillé n’est plus une agora, n’est plus un espace public, c’est-à-dire politique. »

Les Américains ont, en leur temps, mis en place le Patriot Act. Ses dérives sont maintenant connues et analysées. La France réactivera peut-être l’indignité nationale ; mais elle connaît par avance la portée de ses conséquences les plus indésirables ; qui vont bien au-delà d’un renforcement de la stigmatisation. « L’imprégnation d’une logique sécuritaire de neutralisation d’un "ennemi intérieur" fait dangereusement basculer notre droit et, pour paraphraser la Cour Européenne des Droits de l’Homme "risque de saper les fondements de la démocratie au motif de la défendre" », écrivait Laurence Blisson [2], secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, en décembre 2014. La lutte contre ce dangereux basculement risque de s’avérer bien difficile.

Notes

[1] Cela va d’une unité de renseignements au sein de la protection judiciaire de la jeunesse à la création d’un fichier spécial des personnes déjà condamnées en passant par l’augmentation des effectifs. Ce sont 2.680 emplois qui vont être créés et pas moins de 425 millions d’euros qui vont être consacrés à ces mesures, une bonne partie de cette somme est dédiée à l’achat d’armes et de matériel.

[2] À l’occasion de la loi Cazeneuve, dans la Revue Hommes et Libertés, décembre 2014. La Cour européenne des droit de l’Homme, affirmait dès 1978 être « consciente du danger inhérent à pareille loi de surveillance, de saper voir détruire la démocratie au motif de la défendre, au nom de la lutte contre l’espionnage et le terrorisme. »

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