Les villages invisibles d’Israël : vers la disparition des Bédouins du Néguev ?

Cent cinquante personnes sont venues pour un anniversaire des plus tristes : la commémoration de la destruction du village d’al-Araqib par la police israélienne, il y a quatre ans, le 27 juillet 2010. Anciens habitants du village, proches et membres des quelques familles qui vivent encore sur place, activistes israéliens venus exprimer leur solidarité, tout le monde se réunit sous les derniers arbres qui restent pour partager le repas de l’iftar, la rupture du jeûne de ramadan. Le cheikh prend la parole, remercie tout le monde d’être venu, et réitère l’importance du sumud, la volonté des habitants de résister et rester sur place. Le docteur Abu Freh, ancien habitant du village, insiste sur la définition de ce terme fondamental pour la lutte palestinienne en général. Le sumud : rester, résister pacifiquement, continuer à vivre - mais aussi, ajoute-t-il, rester humain.

 

Les habitants d’al-Araqib, petit village bédouin proche de Beer Sheva, dans le sud d’Israël, luttent pour la survie de leur village et leur droit à rester sur les terres où il se trouvait. Comme une quarantaine d’autres villages dispersés dans le triangle formé par les villes de Rahat, Dimona et Arad, al-Araqib est un village fantôme, inexistant pour les autorités israéliennes : il n’est pas représenté sur les cartes, ni indiqué sur place, officiellement inaccessible aux ambulances et hors de portée des branchements aux divers réseaux publics, eau et électricité notamment... Le gouvernement considère ces villages comme illégaux et accuse leurs habitants d’ « envahir » et de « squatter » les terres de l’État, tandis que leurs habitants et les ONGs qui soutiennent leurs revendications les définissent comme « non-reconnus ». Leur statut actuel est en effet le résultat d’une politique très précise mise en place dès les années 1950 par le nouvel État hébreu.

 

Avec la création d’Israël et la guerre avec les pays arabes voisins, une grande partie des Bédouins du Néguev fuient vers la Jordanie, l’Egypte ou Gaza. Entre 1951 et 1953, ceux qui restent sont concentrés dans un espace appelé « Siyag » (clôture), correspondant au triangle où se trouvent encore aujourd’hui les villages non reconnus. Ce déplacement obligatoire, présenté comme devant durer six mois, prend fin en 1966, lorsque la loi martiale qui régit la vie des Palestiniens vivant en Israël depuis 1949 est levée. Un véritable arsenal législatif est mis en place dans l’intervalle, donnant à l’Etat les moyens légaux de s’approprier les terres palestiniennes et de contourner l’existence de titres de propriété en bonne et due forme. L’acquisition des terres commencées par le Fonds National Juif dès le début du XXème siècle se poursuit ainsi par d’autres moyens.

 

Deux lois notamment sont largement appliquées dans le Néguev : la loi sur la propriété des absents[1] adoptée en 1950, et la loi d’acquisition des terres[2] (1953). La première fait passer entre les mains d’un « Gardien » les propriétés des « absents » - définis entre autres comme tout citoyen palestinien qui aurait quitté son lieu habituel de vie pour un endroit extérieur à la Palestine avant le 1er septembre 1948, ou pour un endroit en Palestine tenu par des forces hostiles à Israël. La seconde permet au gouvernement de saisir les terres qui n’étaient pas en possession de leur propriétaire le 1 avril 1952 pour des motifs militaires ou de développement. Ces lois créent ainsi la catégorie des « déplacés internes » ; c’est dans cette catégorie schizophrénique, également appelée des « absents présents », que beaucoup de Bédouins du Néguev se trouvent encore aujourd’hui.

 

Les situations varient néanmoins selon les villages : certains, comme celui d’al-Sira, qui se trouvait déjà dans la zone du Siyag, n’ont jamais été déplacés. Dans ce cas, c’est la création d’un aéroport militaire à proximité qui a justifié les ordres de démolitions envoyés aux habitants à partir de 2006[3], arguant que les terres du village avaient été expropriées dès les années 1980.

 

Davantage de terre, moins d’Arabes : ce principe de base de la politique israélienne est appliqué avec continuité depuis les années 1950 au sein d’Israël aussi bien qu’en Cisjordanie. Les habitants d’al-Araqib et des autres villages non reconnus sont ainsi priés d’aller vivre dans une des sept villes créés dans les années 1970 pour les Bédouins. Rahat, à quelque vingt minutes de voiture d’al-Araqib compte 58 700 habitants[4]. C’est la plus grande ville bédouine d’Israël, où les enfants du village vont à l’école, et où la plupart des anciens habitants d’al-Araqib habitent désormais.

 

Malgré l’échec social de ces « townships »[5], réputés pour leur niveau de vie extrêmement bas et des taux de criminalité souvent assez élevés, la ligne des différents gouvernements n’a pas varié dans le temps, le but étant toujours de sédentariser de force une population traditionnellement nomade et de libérer l’espace qu’elle occupe. Encore récemment, le Plan Prawer, promu par le gouvernement, visait à « réglementer l’établissement des Bédouins dans le Néguev » et prévoyait pour cela le déplacement de près de 40 000 personnes vers les villes bédouines. Le plan a été officiellement enterré le 12 décembre 2013 après qu’un de ses principaux architectes, Benny Begin, a déclaré à la Commission de l’intérieur et de l’environnement de la Knesset que les Bédouins n’avaient jamais été informés du contenu du plan et n’avaient donc jamais exprimé leur accord, contrairement à ce que le gouvernement affirmait. Très peu de temps après, la tâche de « réguler » la présence bédouine dans le Néguev a été confiée à Yaïr Shamir et au Ministère de l’agriculture et du développement rural, sur des bases inchangées.

 

 

Les habitants d’al-Araqib font partie de ces déplacés internes qui ont tenté de revenir sur leurs terres. En 1951 les familles furent déplacées, et assurées qu’elles pourraient revenir au bout de six mois. En 1953 cependant les terres furent déclarées terres de l’État ; lorsque une loi permit aux citoyens israéliens de soumettre leurs titres de propriété pour les faire enregistrer, les habitants d’al-Araqib présentèrent leurs dossiers, qui n’ont à ce jour toujours pas été traités, comme l’ensemble des demandes déposées à ce moment. La plupart des familles étaient alors dispersées, certaines vivant à Rahat, d’autres s’étant déplacées pour trouver du travail. Une cinquantaine de familles décida de retourner s’installer près du cimetière en 1998, lorsqu’il apparut que les terres étaient menacées par les plantations du Fonds national juif. Ils luttent désormais pour que le village et leurs droits sur ces terres soient reconnus.

 

Après l’aspersion des récoltes avec des herbicides en 2003 et 2004, la destruction du village et des cultures qui l’entouraient en 2010 et les quelques soixante-dix démolitions qui ont suivi, les terres du village ont finalement petit à petit été accaparées par les arbres du Fond national juif.

 

Une autre étape dans la disparition progressive d’al-Araqib a été franchie le 12 juin 2014. Les bulldozers de l’ILA (Israel Land Administration) ont pénétré dans le cimetière qui servait de refuge aux dernières familles restant sur les terres de l’ancien village. Les quelques maisons, caravanes ou tentes, le nouveau minaret de la mosquée, les réserves d’eau, tout a été détruit et emporté[6]. Le grillage même, qui marquait les limites du cimetière, a été retiré : celles-ci doivent être redessinées de manière à englober moins de terre. Le traumatisme est d’autant plus grand que le cimetière, symbole du lien ancestral des Bédouins avec cette terre, était perçu depuis 2010 comme un espace protégé, où la police n’entrait pas - ou peu, uniquement de temps en temps pour faire des photos.

 

Quelques jours après, une nouvelle stratégie est employée : tout autour de l’ancienne enceinte du cimetière, et à l’intérieur, dans sa partie sud, la terre est labourée, creusée, retournée, empêchant tout retour et toute construction.

 

En haut, Al-Araqib en novembre 2013, en bas en juillet 2014. Photos Marion Lecoquierre.

 

A gauche, l’arbre qui servait de lieu de retrouvailles et d’accueil aux habitants du village (novembre 2013). Au centre et à droite, le même arbre et ses environs après la destruction de juin 2014. Photos Marion Lecoquierre.

 

Un mois plus tard, les habitants sont toujours là. Le village, ou ce qu’il en reste, a été réorganisé, chaque famille conservant son espace. Haqma et Salim sont installés près du portail d’entrée : une tente et la vieille camionnette de Salim, vidée de ses sièges, servent de chambre aux enfants. Les parents dorment dans l’espace central, sous une bâche servant de toit. Plus de cuisine, de salle de bain, d’eau courante même. Lecheikh vit sous une tente igloo avec sa femme, et son fils Aziz a trouvé refuge avec sa famille dans le bâtiment qui sert de mosquée le vendredi. Les visages sont défaits et l’ambiance tendue. Sujjud et Ali, les plus jeunes enfants d’Haqma et Salim, continuent à jouer. Maryam, leur sœur, 23 ans, tente une plaisanterie : « On sera bien ici cet hiver hein !! ». Car bien sûr, il n’est pas question d’abandonner. Haia Noah, du Forum pour la coexistence dans le Néguev, laisse percer son admiration, malgré son inquiétude face à une telle situation : « Vivre dans ces conditions pendant un mois, personne d’autre n’aurait pu le faire ».

 

A gauche, l’intérieur de la maison de Salim et Haqma Abu-Madighem en novembre 2013, avec la cuisine en arrière-plan. A droite, le campement organisé après la destruction de juin 2014. Photos Marion Lecoquierre.

 

Deux femmes du village transportent un jerrycan d’eau à la tente du cheikh, Sayyah al-Turi, et de sa femme Aliyeh après que le mobile-home qu’ils occupaient a été emporté, juin 2014. Photo Marion Lecoquierre.

 

Le 17 juillet au matin, deux voitures, de l’ILA et de la « Patrouille verte »[7], viennent remettre une enveloppe aux habitants du village : un ordre de vider le cimetière de toutes leurs possessions matérielles. Avant le dimanche qui suit, soit trois jours. Le dimanche matin, 7 h, des membres de la famille sont venus de Rahat, ainsi que plusieurs activistes israéliens, surtout de Tel Aviv. Un grondement continu se fait entendre à l’horizon. Pas un orage, non, mais le bombardement de Gaza. Les hélicoptères qui passent en continu au-dessus du village contribuent à la création d’une atmosphère menaçante : hélicoptères de l’armée qui effectuent des exercices et se posent en face du village, mais aussi hélicoptères de la police qui passent et repassent au-dessus du village, portes ouvertes, pour observer l’assemblée qui s’y tient.

 

Les habitants ont amassé le peu qu’ils possèdent (matelas, couvertures, casseroles…) dans les camionnettes, garées désormais en dehors des limites du cimetière. Le juge qui a examiné le dossier dans la matinée a donné sept jours pour évacuer. Tout : matériel et habitants. Le cheikhrevient du tribunal : « S’il le faut, nous dormirons dans le cimetière, au milieu des tombes » affirme-t-il. Le sumud, toujours : rester, résister, et continuer à vivre. Les habitants se prennent à rêver à d’autres stratégies qui permettraient de passer entre les mailles du filet, de contourner les ordres reçus et de continuer à vivre dans le cimetière en déjouant la surveillance tout en pouvant en sortir rapidement quand nécessaire. Acheter des camions et dormir dedans serait une solution, explique Salim. Résonnent comme en écho les solutions utopiques évoquées par Haqma au cours des deux années passées : vivre sur un tracteur pour rentrer et sortir comme elle voulait du cimetière, ou même vivre sous terre… L’Etat ne pourrait plus dire qu’elle occupait ses terres.

 

L’inquiétude est là, pourtant. Les conditions de vie sont toujours plus dures, les chances de gagner toujours plus faibles, et, surtout, portent sur des points de plus en plus restreints. Le 1er octobre 2014, le tribunal de district a refusé la demande des habitants de pouvoir faire appel de l’ordre d’expulsion. Le 14, tous les abris ont été détruits, les véhicules et les possessions personnelles des habitants confisqués, y compris les matelas et les couvertures. Le cheikh et deux de ses fils ont été arrêtés, et relâchés le lendemain sans comparution devant le tribunal.

 

Aziz, un des fils du cheikh, est désabusé : «On pensait que la démocratie, le droit, les tribunaux existaient… Je suis à la fois Palestinien, de culture bédouine, musulman et citoyen israélien, pourquoi ça pose problème ? ». Le village cristallise cette identité multiple et les problèmes qu’elle pose. Il matérialise à la fois le lien avec la terre comme espace de vie, habitée, cultivée et cultivable, et l’enracinement des habitants dans un espace, une terre particulière sur laquelle ils ont des droits. En se promenant autour d’al-Araqib avec les habitants du village, le paysage s’anime d’un sens nouveau : ici s’arrêtent les terres de la famille Abu-Freh, ici s’étendent les parcelles du cheikh, et plus loin commence la propriété des Elokbi... Des citernes et les restes de vieilles maisons en pierre détruites en 1948 marquent l’emplacement de ces anciens lieux de vie. Aucune limite physique ne distingue les différentes propriétés, qui restent pourtant connues de tous.

 

En 2011, le rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones désigné par l’ONU rappelait au gouvernement israélien son devoir de« protéger les droits des Bédouins à la terre et aux ressources dans le Néguev », soulignant l’importance culturelle et historique de leurs liens avec la terre où ils vivent (UN Human Rights Council, 2011, p. 27). La réponse du gouvernement fut catégorique : « l’État d’Israël n’accepte pas la classification de ses citoyens bédouins comme peuple autochtone » (ibid., p. 28).

 

Les villages bédouins ne sont vus que comme un symptôme de ce qui est en général considéré comme un « problème » ou un « phénomène ». La position des différents gouvernements israéliens vis-à-vis de la population bédouine a été explicitée de manière fameuse par Moshe Dayan en 1963, alors qu’il était ministre de l’Agriculture : « nous devrions transformer les Bédouins en un prolétariat urbain (…) sans coercition mais avec la direction du gouvernement, ce phénomène des Bédouins disparaîtra  »[8].

 

La coercition s’est ajoutée aux avantages proposés aux Bédouins qui acceptent de quitter les villages et qui renoncent à leurs droits de propriété[9]. L’objectif reste inchangé : les Bédouins doivent s’intégrer et, à terme, disparaître. Le démembrement des villages non reconnus au profit des « townships » n’est qu’une étape de ce processus.

 

A propos de l'auteure : Marion Lecoquierre est Doctorante en sociologie et géographie à l’Institut universitaire européen (Florence) http://www.jssj.org

 

http://www.israellawresourcecenter.org/israellaws/fulltext/absenteepropertylaw.htm

http://www.israellawresourcecenter.org/israellaws/fulltext/landacquisitionlaw.htm

Après une longue bataille judiciaire entre les habitants et l’Etat, le tribunal du district a annulé les ordres de démolitions le 1er mai 2014.

http://www1.cbs.gov.il/reader/shnaton/templ_shnaton_e.html?num_tab=st02_24&CYear=2014

Outre Rahat, les townships sont Lakiya, Sgib as-Salam (Segev Shalom), Arara, Hura, Kseifa et Tel as-Saba (Tel Sheva).

6 Vidéo tournée par Silvia Boarini https://www.youtube.com/watch?v=5rNv_zBixJ0.

7 La « Green Patrol », créée en 1976, a officiellement pour mission de protéger l’environnement et d’empêcher les utilisations illégales des terres de l’état. Elle agit pour le compte de différentes organisations gouvernementales : ILA, JNF, Ministères de la défense et de l’agriculture…

8 Interview publiée dans Haaretz le 31 juillet 1963.

En fonction de la taille des terres revendiquées, le gouvernement propose un dédommagement correspondant à un petit pourcentage de la valeur du terrain visé, valeur évaluée par le gouvernement, et/ ou un lopin de terre dans un township.

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