Qui sont les privilégiés d’une France en crise ?

« article repris du site de l’Observatoire des inégalités »

 

Des revenus à l’éducation, la dénonciation des élites est une façon de faire oublier les privilèges dont dispose une frange beaucoup plus large de la population qui vit à l’abri de la crise. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

 

Qui sont les privilégiés dans la France contemporaine ? Régler la question des inégalités en s’en prenant à une élite étroite arrange, au fond, les couches favorisées. Pour réduire les inégalités, il suffirait de corriger les dérives de quelques-uns, situés tout en haut de la hiérarchie sociale. Une bonne méthode pour ne rien changer au fond. Les super-riches se sont enrichis de façon indécente ces dernières années, mais notre pays reste marqué par des privilèges dont dispose une fraction beaucoup plus large de la population. Ce qui alimente le ressentiment des catégories populaires et les tensions sociales qui s’exprime dans les urnes. Essayons d’y voir plus clair.

 

La France de tout en haut va très bien. Malgré la crise, elle continue de s’enrichir de façon indécente. Entre 2004 et 2011 [1], le seuil du revenu des 0,1 % les plus riches a augmenté de 23 %, soit 48 000 euros annuels, l’équivalent de quatre ans de Smic, contre 7,7 % et 1 400 euros pour le revenu médian (autant gagne moins, autant gagne plus, revenu par ménage, avant impôts et prestations sociales). La France de l’élite scolaire prospère tout autant. Ses « grandes écoles » restent fermées au peuple, et ses élèves choyés. La collectivité dépense 15 000 euros par étudiant en classe préparatoire aux grandes écoles, contre 9 000 euros par étudiant des filières généralistes de l’université.

 

La « France des riches » est largement dénoncée à gauche, avec raison [2]. Pourtant, cette critique laisse parfois songeur. Hormis sans doute Liliane Bettencourt, on peut toujours trouver plus favorisé que soi. Cette vision élitiste et simpliste des inégalités, très en vogue, conduit à faire l’économie d’une réflexion de fond sur les inégalités sociales qui structurent notre société, bien au-delà des avantages d’une poignée de dirigeants du « grand capital ». Concrètement, elle permet aux catégories favorisées - déguisées en « classes moyennes supérieures » - d’éviter de contribuer davantage à la solidarité et de faire plus de place aux couches moyennes et populaires. Ou de réformer l’école pour l’ouvrir à tous.

 

Les privilèges vont bien au-delà des beaux quartiers et des classes prépas. La stagnation du pouvoir d’achat est une moyenne artificielle qui masque la progression des revenus de catégories qui se disent assommées par le « matraquage fiscal ». Entre 2008 et 2011, le revenu annuel moyen des cadres supérieurs [3] a augmenté de 1 000 euros, alors que celui des employés a baissé de 500 euros et celui des ouvriers de 230 euros. Au cours de la même période, le seuil de revenu des 10 % les plus pauvres a diminué de 4,3 % (après impôts et prestations sociales), quand celui des 10 % les plus riches a progressé de 3,2 %. Une perte de 360 euros annuels d’un côté et un gain minimum de 1 800 euros de l’autre. Or, on entre dans le club des 10 % les plus aisés, à l’abri de la crise, à partir de 3 000 euros nets [4] pour un célibataire ou 5 600 euros en moyenne pour un couple avec enfants. Bien loin des revenus des patrons superstars du CAC 40 ou de nos 0,1 %.

 

Rebaptisées classes moyennes supérieures, ces classes aisées tentent d’associer leur sort aux catégories moyennes, qui se situent au milieu du gué (environ 1 500 euros mensuels pour une personne seule) et dont les revenus stagnent. Un classique des rapports de forces sociaux, particulièrement pratiqué chez les indépendants, des agriculteurs aux médecins favorisés, qui savent faire passer leurs revendications par la voix des moins bien lotis d’entre eux. Le déguisement des classes moyennes supérieures a une toute autre ampleur : une frange entière de la population cherche ainsi à échapper à l’effort fiscal [5].

 

Les privilégiés d’aujourd’hui ne sont pas seulement les titulaires de revenus élevés, mais tous ceux qui sont protégés des aléas du chômage, d’une rupture de parcours professionnel qui conduira à une baisse quasi certaine des revenus, parfois conséquente. Au premier chef, ceux qui disposent du statut d’emploi protecteur de la fonction publique et de bien d’autres organismes para-publics où, en pratique, personne n’est jamais licencié. A niveau de vie équivalent, savoir que l’on disposera d’un salaire jusqu’à sa retraite est devenu, au bout de 40 ans de chômage de masse, un déterminant central des conditions de vie par la stabilité qu’il procure et pour les droits qu’il ouvre, notamment dans l’accès au logement. Certes, une partie des fonctionnaires – c’est le cas, par exemple, des enseignants du primaire ou dans les services informatiques – acceptent en contrepartie des revenus limités rapportés à leurs qualifications. Il n’en demeure pas moins que l’avantage est là. Hier, on moquait les « ronds de cuir » de la République, aujourd’hui, savoir de quoi sera fait demain a une valeur inestimable.

 

Face à la crise, le niveau de protection résulte par ailleurs pour beaucoup de la taille de l’entreprise. La bureaucratie publique ou privée a son lot d’avantages [6]. Le statut des salariés des grandes structures du secteur privé est sans commune mesure avec celui des PME. La condition salariale, du niveau de salaire à la couverture santé en passant par les multiples avantages du comité d’entreprise, n’a rien à voir avec celle du commun des salariés qui n’a rien de tout cela [7]. La formation et les programmes de reconversion dans les grands groupes font que la menace du chômage n’est pas la même.

 

Tous ces avantages représentent parfois de petites sommes, mais celui qui paie plein pot sa mutuelle, ses sorties, les loisirs des enfants et ses billets de train ou son électricité est parfois un peu amer quand il observe l’addition de son voisin. A salaire égal, le coût de la vie est parfois un peu variable.

 

Sur le marché du travail, au-delà du statut, le privilège qui structure le plus notre société est le titre scolaire qui fonctionne comme un véritable capital culturel selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu. Dans une société où la croyance dans la valeur des diplômes est démesurée [8], ceux qui détiennent un titre disposent d’une carapace protectrice. Le taux de chômage des sans diplôme s’élève à 16,8 %, contre 5,7 % pour ceux qui se situent au-dessus de bac+2. Les cas de sur-diplômés sous embauchés ou au chômage existent et se développent. Pour eux, le déclassement est particulièrement violent puisqu’ils sont censés sortir du lot. Il n’empêche : l’exception ne fait pas la règle.

 

Les initiés de l’école

 

A l’école, les privilèges dépassent, de loin, les classes préparatoires aux grandes écoles. Apprendre à lire aux enfants le plus tôt possible, en fin de section de maternelle (contrairement à d’autres pays comme la Finlande où cet apprentissage a lieu deux ans plus tard), creuse des écarts précoces du fait de la maîtrise du langage propre aux milieux diplômés. Dans la suite du cursus scolaire, du primaire au lycée, l’ « élitisme républicain » de notre système éducatif est, au fond, un élitisme social. Les programmes, la place des savoirs théoriques, l’évaluation-sanction répétée, sont taillés sur mesure pour les enfants de diplômés, en particulier d’enseignants [9], qui maîtrisent le code de l’école. 90 % de leurs enfants obtiennent le bac, deux fois plus que les enfants d’ouvriers non-qualifiés : ces derniers sont-ils moins « méritants », moins « intelligents » ? L’orientation des jeunes reste un parcours dans lequel une partie des familles, initiées et maîtrisant les arcanes des filières, disposent d’informations sans commune mesure avec la masse des autres parents. Un énorme privilège. La façon même dont l’école française fonctionne, en appuyant sur les échecs plutôt qu’en valorisant les efforts, par la mise en avant d’une poignée d’élèves plutôt que la réussite de tous, joue en la défaveur des catégories les moins favorisées. Le privilège de la maîtrise du code scolaire est l’essence même des inégalités sociales.

 

Les privilégiés au pouvoir

 

« Le changement, c’est maintenant » ? La gauche a accédé au pouvoir en faisant campagne sur la réduction des inégalités sociales. Forte de tous les pouvoirs, à tous les échelons territoriaux, elle a oublié sa promesse. La réforme fiscale n’aura pas lieu, les régimes spéciaux de retraite ne seront pas touchés, la « refondation » de l’école a accouché d’une souris et ne touche pas au fonctionnement du système… La grande affaire du début de quinquennat aura été le « mariage pour tous ».

 

Qu’a proposé la gauche pour réduire les inégalités sociales ? En quoi s’adresse-t-elle aux catégories populaires ? Avec quelques emplois d’avenir et une « garantie jeune » [10] expérimentée dans dix territoires pilotes et étendue en 2015 à 61 nouveaux territoires. Rien ou presque. Visiblement, une partie des dirigeants actuels et passés demeurent aveugles aux difficultés d’une partie de la France et ne veulent pas comprendre que si le Front national progresse, c’est essentiellement parce qu’ils sont incapables de répondre à une demande sociale [11].

 

Des privilégiés sont aux commandes. Pas seulement aux plus hauts postes de l’exécutif. Des entreprises aux collectivités locales en passant par les associations, une bourgeoisie économique (plutôt de droite) mais aussi culturelle (plutôt de gauche) dispose du pouvoir, vit dans un entre-soi, et n’a aucun intérêt au « changement » qu’elle met en avant comme un slogan. Elle pointe du doigt les ultra-riches mais elle oublie bien vite les quartiers populaires et méprise les couches moyennes pavillonnaires dont l’idéal est écologiquement incorrect [12].

 

Des think-tanks aux lobbies en passant par les mouvements moins organisés, les groupes qui défendent les intérêts des couches favorisées disposent de moyens de communication considérables. La maîtrise de la parole publique, de la médiatisation des intérêts a pris un poids démesuré dans les décisions des politiques publiques.

 

En face, les « invisibles » [13] - la France peu qualifiée salariée du privé ou au chômage - sont peu audibles. Les quelques mouvements de soutien aux plus précaires (pauvreté, sans papiers, mal-logement, etc.) se concentrent sur les situations les plus difficiles avec de maigres moyens. Les syndicats ne représentent plus qu’une fraction ultra-minoritaire des salariés - moins de 5 % dans le secteur privé - concentrés dans les grandes entreprises. Les nouveaux mouvements militants, issus de milieux cultivés et urbains, se passionnent pour les causes modernes d’une société post-68 comme la préservation de leur environnement, les inégalités dont sont victimes les femmes ou les homosexuels, voire la diversité ethno-culturelle. Des causes justes, à condition qu’elles n’amènent pas à oublier les hiérarchies sociales qui structurent notre société, ou pire, ne servent pas à les masquer.

 

Dans notre pays, la bourgeoisie économique et culturelle est préoccupée par ses prochaines vacances, payer moins d’impôts, trouver la bonne école pour ses enfants ou savoir si elle mange du vrai bio. Beaucoup de citoyens partagent la volonté de réformes en profondeur, savent bien que chacun doit balayer devant sa porte et sont prêts à faire un effort. Mais s’indigner est une chose, agir en est une autre [14]. Reste à savoir à quel moment ces couches favorisées prendront conscience qu’à trop profiter et si peu partager elles risquent de tout perdre. A trop tirer sur la corde des privilèges tout en faisant miroiter l’égalité pour tous, le risque est grand que cet état de fait n’entraîne des mouvements de contestation de grande ampleur et que d’autres forces, beaucoup plus conservatrices, prennent les choses en main. Tant qu’il s’agit de quelques villes petites ou moyennes, cela ne paraît pas trop inquiéter les privilégiés d’aujourd’hui, mais il n’est pas certain qu’ils soient éternellement à l’abri.

 

Photo / © Elenathewise - Fotolia.com

Notes

[1] Dernière année connue à ce niveau de détail.

[2] Voir « La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale », Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot,Ed. La Découverte, 2013.

[3] Pour une personne seule, après impôts et prestations sociales

[4] Par mois, tous revenus confondus, après impôts.

[5] Voir La crise ou l’art d’échapper à la solidarité, Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 22 mai 2013.

[6] Voir notre article Les salaires augmentent avec la taille de l’entreprise.

[7] Il y aurait beaucoup à dire sur les « avantages » des salariés tant sont mis en avant ceux qui ne sont pas toujours les plus importants. Voir Les « avantages » des salariés : privilèges ou acquis sociaux ?, Valérie Schneider, Observatoire des inégalités, 23 mai 2013.

[8] Voir « Les sociétés et leur école, emprise du diplôme et cohésion sociale », François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Seuil, 2010.

[9] Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’ils réussiront tous, pour peu qu’ils n’entrent pas dans le « moule », leur « échec » est encore plus difficile.

[10] Un revenu minimum sous conditions pour les 18-25 ans.

[11] L’alignement d’une partie de la classe politique sur la théorie du bouc émissaire, au sujet notamment des immigrés et en particulier des Roms a aussi joué.

[12] Une bonne illustration en est donnée dans l’article Quand la France est devenue moche, Télérama n°3135, 10 février 2010.

[13] Voir « La France invisible » par Stéphane Beaud, Jospeh Confavreux, Jade Lindgaard (dir.) Ed. La Découverte, 2006.

[14] Les causes de cette inaction resteraient à développer. Parmi les raisons avancées on trouve notamment le rejet de l’offre politique ou syndicale actuelle et la pression du travail.

Date de rédaction le 15 novembre 2013

 

 

 
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