Elisabeth Badinter ou le « racisme chic »

Avec 10% de chômage, une croissance en recul permanent, une société gagnée au pessimisme et anxieuse, se développe en France un sentiment irrationnel d'être assiégés. Celui-ci se manifeste sous la forme policée d'une revendication à la laïcité. Dans ce contexte, Elisabeth Badinter, intellectuelle hautement estimée se réclamant du féminisme, tente de faire de l’islamophobie un droit élémentaire.

 

Mercredi 6 janvier, Elisabeth Badinter tenait les propos suivants au cours de la matinale de France Inter : « Il faut s’accrocher et il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe, ce qui a été pendant pas mal d’années le stop absolu, l’interdiction de parler et presque la suspicion sur la laïcité »

Passée la stupeur d’entendre une figure intellectuelle respectée revendiquer son islamophobie (tout comme Michel Houellebecq l’avait fait en septembre dernier dans une interview au Guardian), on peut raisonnablement s’interroger sur les récentes capacités d’écoute de l’auteur de L’Amour en plus. Il y aurait un « stop absolu » à l’islamophobie ? Une « interdiction de parler » imposée aux islamophobes ?

A eux seuls, les derniers ouvrages des auteurs explicitement islamophobes Michel Houellebecq, Eric Zemmour et Alain Finkielkraut dépassent le million d’exemplaires vendus. On se souviendra sans doute que le 6 janvier 2015, veille de la fusillade à Charlie Hebdo, Michel Houellebecq eut droit à onze minutes d’interview pour assurer la promotion de son livre Soumission. Tout enthousiasmé d’être un des personnages du roman, David Pujadas avait réalisé une interview plus que complaisante. A titre de comparaison Patrick Modiano avait eu droit à moins de quatre minutes de duplex sur France 2 à l’occasion de la remise de son prix Nobel.

L’hystérie d’Alain Finkielkraut en fait ce qu’on appelle un « bon client » habitué des plateaux de radio et de télévision qui dispose par ailleurs de sa propre émission hebdomadaire,Riposte, sur France-Culture. Quant à Eric Zemmour, il est lui aussi un invité professionnel des studios en plus d’être un chroniqueur et éditorialiste omniprésent. A constater le succès médiatique de ces personnages, beaucoup d’auteurs en viendraient à espérer un tel « stop absolu » afin de relancer leurs ventes. Pour des gens qui sont interdits de parler, ces trois auteurs sont remarquablement bavards et bien des micros se tendent vers leurs bouches vomissant des clichés anti-musulmans.

Au micro de France-Inter, Elisabeth Badinter poursuivait : « A partir du moment où les gens auront compris que c’est une arme contre la laïcité, peut-être qu’ils pourront laisser leur peur de côté pour dire les choses ». Car Elisabeth Badinter connaît bien les gens, et elle sait que les islamophobes ont peur non seulement de l’islam (pardon pour le pléonasme), mais aussi pour leur réputation et qu’ils sont bien à plaindre, les pauvres : « Vous êtes raciste ou vous êtes islamophobe, taisez-vous ! Et c'est cela que les gens ne supportent plus (…) »

En bref, il est bon d’avoir peur de l’islam mais il n’est pas bon d’avoir peur d’avoir peur de l’islam (vous suivez toujours ?). Avec Elisabeth Badinter, la vie est décidément un thriller …Donnons-lui raison un instant car il est vrai que l’actualité de cette année, consécutive aux attentats de janvier et de novembre derniers, a de quoi faire frémir. Elle alarme n’importe quel citoyen ou résident de France qui craint pour sa sécurité et elle a de quoi préoccuper doublement les musulmans de France, inquiets à la fois pour leur propre sécurité et pour l’état de suspicion permanent qui pèse sur eux.

Dans quel contexte Elisabeth Badinter revendique-t-elle son islamophobie ? Précisément dans celui d’une recrudescence inédite des agressions islamophobes. Cinq jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, plus d’une cinquantaine d’actes anti-musulmans avaient été relevés par le CFCM (Conseil français du culte musulman). Depuis les attentats de novembre, la liste de ces agressions s’est allongée. Ainsi, le seul 14 novembre, au lendemain des attentats de Paris et de Saint Denis, des croix rouges étaient peintes sur les murs de la mosquée de Créteil, « France réveille-toi » était inscrit sur les murs d’une salle de prière d’Oloron-Sainte Marie et une femme voilée s’était vue refuser l’entrée dans un magasin Zara dans les Yvelines. Le 15 novembre, des coups de feu étaient tirés devant un vendeur de kebab à Blaye en Gironde.

Le 16 novembre, une croix gammée était taguée sur une mosquée de Pontarlier et de la charcuterie était déposée devant sa porte d’entrée, les murs du bâtiment étaient couverts d’inscriptions telles que « La France aux Français » ou encore « Libéré (sic) la Gaule ». Le 18 novembre, une jeune-femme portant le hijab était agressée à une sortie de métro de Marseille.  A cela, il faut ajouter qu’à Noël dernier, en dépit de l’état d’urgence, une manifestation à Ajaccio avait dégénéré en expédition punitive au cours de laquelle un kebab et une salle de prière avaient été saccagés aux cris de « Il faut les tuer ! ». Dans ces conditions, tout pourrait laisser à penser qu’en France, aujourd’hui, il est plus confortable d’être islamophobe que d’être musulman. Malgré tout, le principal problème d’Elisabeth Badinter, c’est qu’il ne faut pas avoir peur d’être traité d’islamophobe.

Peu après l’interview d’Elisabeth Badinter sur France Inter, Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité depuis 2013, réagissait sur Tweeter : « Quand 1 travail de pédagogie de 3 ans sur la laïcité est détruit par 1 interview à France Inter d’1 personne. A quand un vrai débat clair ? »

Cette réaction a suscité une vaste polémique au sein même de l’Observatoire de la laïcité. Le 11 janvier, trois membres de l’Observatoire de la laïcité, Patrick Kessel, président du Comité laïcité républicaine et ancien Grand Maître du Grand Orient, la sénatrice PRG Françoise Laborde et le député socialiste Jean Glavany publiaient un communiqué cinglant qui sous le titre Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame s’en prenait directement à Nicolas Cadène : « La réaction du Rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, par Twitter, à l’interview sur France Inter de Elisabeth Badinter le 6 janvier dernier est à la fois dérisoire et, risible et inacceptable. Dérisoire et risible car le travail de ce monsieur en matière de Laïcité n’arrivera jamais à la cheville de celui d’Elisabeth Badinter. Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame, c’est dérisoire et risible. »

En deux phrases, les propos du « petit monsieur » Nicolas Cadène étaient qualifiés de« risibles » à trois reprises. Le texte annonçait enfin que ses rédacteurs suspendaient leurs travaux au sein de l’Observatoire. Les divergences autour des conceptions de la laïcité camouflaient à peine une épaisse manœuvre visant à évincer Jean-Louis Bianco de la présidence de l’Observatoire. C’est d’ailleurs l’objet d’une pétition réclamant sa démission lancée conjointement par Laurence Marchand-Taillade, présidente de l’Observatoire de la laïcité du Val-d’Oise, et par le journaliste expert en enquêtes douteuses Mohamed Sifaoui, président de l’association Onze janvier, publiée par l’hebdomadaire Marianne le 12 janvier.

Il est capital de comprendre quelle est la place d’Elisabeth Badinter dans cette polémique. La« grande dame » jouit d’une notoriété et d’une autorité gagnées au cours de son engagement féministe (en outre, parfois contesté). C’est d’ailleurs en s’appuyant sur cette renommée, qui est en définitive leur seul argument, que le trio Glavany-Laborde-Kessel s’en prend à Nicolas Cadène. C’est précisément pour cette raison que les propos d’Elisabeth Badinter ont un impact spécifique qu’il est important de bien saisir.

Dans le fond, elle fait du Zemmour, mais elle ne s’adresse pas au même public que celui de Zemmour qui n’écoute pas France-Inter. Il est plus que probable que les lecteurs et les admirateurs d’Elisabeth Badinter trouvent l’auteur du Suicide français vulgaire et rétrograde, et c’est à juste titre. Phallocrate et sexiste, il est inaudible pour des classes moyennes à supérieures sophistiquées, ayant bénéficié d’une éducation soutenue et dont la sensibilité est à gauche. Ils n’écoutent pas Zemmour, lisent sans doute Houellebecq mais éprouvent une difficulté à vibrer pour un personnage en fin de compte repoussant. Ils admirent Elisabeth Badinter en tant que théoricienne et intellectuelle engagée dans le combat féministe. Elle incarne une certaine rationalité, dispose d’un indéniable charisme et s’intègre parfaitement dans le schéma très français de l’intellectuel(le) qui prend publiquement position.

Cette place lui donne une responsabilité d’autant plus aigüe, ses propos sont dès lors encore plus inacceptables. Elle délie les langues tout en obscurcissant les esprits. Elle déverrouille l’expression de l’islamophobie et la rend assimilable et acceptable auprès d’une frange de la population qui, a priori, aurait pu s’en écarter. Elle participe à l’édification d’une hégémonie culturelle réactionnaire à base xénophobe qui part à la conquête de ce qui reste d’une intelligentsia un tant soit peu éclairée. C’est un « racisme chic ».

C’est une autre tradition française que d’emmener le racisme sur le terrain culturel. A l’origine du racisme « à la française », il y a moins un attachement à la « race » au sens organique qu’une hiérarchie des civilisations au-dessus de laquelle se trouve celle héritière revendiquée des Lumières et des Droits de l’Homme. Ces Lumières n’éclairent pourtant pas la pénombre dans laquelle s’est glissée Elisabeth Badinter qui semble ne pas voir une spécificité de l’islamophobie qui pourtant saute aux yeux de quiconque : les actes antimusulmans concernent beaucoup plus de femmes que d’hommes (81% selon le CCIF, Collectif contre l’islamophobie en France). La loi de 2004 elle-même s’attache, dans les faits, aux signes religieux portés par les femmes. La sociologie moderne parle d’intersectionnalité pour évoquer ce croisement des discriminations. Mais Elisabeth Badinter occulte complètement cette dimension sexiste. Elle lui préfère le droit imprescriptible à être islamophobe.

Elisabeth Badinter se présente paraît-il elle-même en tant qu’idéologue, c’est peut-être vrai, mais ce qui caractérise ses propos et ses récentes positions relève moins de l’idéologie que du conformisme. Comme Alain Finkielkraut, comme Michel Houellebecq, comme Eric Zemmour, elle s’accorde avec Patrick Buisson pour qui « ce sont les réacs qui font le spectacle et le débat d’idées » (Marianne du 3 novembre 2015). Ce que l’on peut traduire hâtivement par : l’islamophobie fait vendre et assure le succès, même si c’est un succès de crapule. A Elisabeth Badinter, on opposera l’attitude de Gisèle Halimi qui tout en condamnant les atteintes à la dignité des femmes et l’enfermement physique du voile intégral ne s’est jamais laissée aller à de faciles dérapages islamophobes.

En 2010, sur le plateau de l’émission Ce soir ou jamais de Fréderic Taddei, elle exprimait son désaccord avec une nouvelle loi sur le voile qu’elle estimait inutile. Cette position lui valut les foudres du décidément très inquisiteur hebdomadaire Marianne qui l’accusa de défendre le port de la burqa. Depuis sa défense de Djamila Boupacha en 1961 jusqu’à aujourd’hui, Gisèle Halimi a souvent montré qu’elle ne craignait pas de combattre à contre-courant. Elisabeth Badinter, quant à elle, suit le courant, fût-il fétide.

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