Prendre une tragédie par la main ?


Trois des milliers d'enfants palestiniens tués par les forces israéliennes au cours des vingt dernières années.


 
Prendre un enfant de la Shoah par la main… L'initiative de Nicolas Sarkozy annoncée hier devant le conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) provoque un malaise. Un profond malaise même. On ne saurait douter des bonnes intentions du Président, mais l'enfer en est pavé.

La proposition sarkozyste part de ce qu'il est convenu d'appeler un excellent sentiment : que chaque enfant de CM2 prenne en charge la mémoire d'un des 11.000 petits Français juifs, victimes de l'extermination, voilà qui montrerait du cœur. Un grand cœur qui souhaite que les élèves de France connaissent un nom et un prénom de martyr enfant, pour en perpétuer le souvenir. L'intention peut paraître louable : on a tant insisté sur le devoir de mémoire, sur la nécessité pour les générations à venir de ne plus être coupées du passé, qu'on pourrait se réjouir de cette volonté affirmée pour chacun de renouer avec son histoire, avec toute son histoire, y compris ses moments les plus tragiques. C'était le sens aussi de la lecture de lettre de Guy Môquet qui avait pour ambition de rappeler aux écoliers et lycéens qu'il y avait des valeurs de résistance, de solidarité, d'appartenance à une nation. Des valeurs défendues, y compris par le sang, et qui méritaient de l'être toujours.

Mais si cette lecture lacrymale avait provoqué débat, ce nouvel appel à la mémorisation enfantine devrait soulever encore plus de polémiques. D'abord, parce que le moment choisi pour cette initiative n'est pas idéal. Nous sommes en pleine campagne électorale, comme le Président ne l'ignore pas, qui a pris en personne la parole devant le CRIF, ce que n'avait fait aucun chef d'Etat avant lui à l'exception de François Mitterrand, en 1991, à l'occasion du bicentenaire de l'émancipation des juifs. Chirac s'était gardé de s'y rendre ensuite et s'était fait représenter par son chef de gouvernement. Or, cette fois, sans qu'il y ait de célébration exceptionnelle, non seulement le Président a fait le déplacement mais il était escorté de François Fillon et de pas moins d'une vingtaine de ministres ; les dirigeants socialistes étaient, eux aussi, venus en nombre, mais pas dans les mêmes proportions. Ajoutons que Nicolas Sarkozy en a profité pour annoncer qu'il se rendrait en Israël au mois de mai et qu'il prononcerait, je cite, « un grand discours devant la Knesset ». Comme s'il n'en avait jamais prononcé de petit ! Mais ce type d'annonce ne devrait-il pas être réservé à d'autres enceintes : le CRIF n'est pas l'ambassade d'Israël.

Il y a là une confusion. Mais comme il y en a une autre et plus grave encore dans cette charge d'âme infligé aux enfants de nos jours. Peut-on prendre une tragédie par la main et, plus encore, la Shoah, si exceptionnelle, si insupportable ? Et tout cela en jouant du ressort émotif, si pernicieux.

« Rien n'est plus émouvant pour un enfant que l'histoire d'un enfant de son âge, qui avait les mêmes jeux, les mêmes joies et les mêmes espérances que lui ». Voilà l'argument massue de Sarkozy. L'émotion, l'émotion comme moteur de la prise de conscience du passé. Est-ce qu'on fait de la bonne histoire avec de l'émotion à la louche, pour ne pas dire, à la bassine ? Certes non. L''émotion à grosses doses tue la réflexion. L'émotion appelle l'émotion et submerge la raison. Elle pousse à la passion dévastatrice. Jusqu'au rejet meurtrier.

A force de vouloir imposer les morts aux vivants, on va susciter une répulsion, une bataille de morts, certains refuseront les enfants juifs qu'on aura voulu leur imposer par l'émotion. Ils y opposeront les enfants de leur famille, de leurs cousins de leur patrie d'origine. La spécificité même de la Shoah risque d'être balayée par ce recours systématique à l'émotionnel. La vie n'est pas un feuilleton hollywoodien où il faut faire pleurer pour convaincre ou instruire. Le devoir de mémoire n'est pas le sentimentalisme et il ne se confond pas avec l'Histoire. Que les programmes scolaires soient renforcés, très bien. Qu'ils traitent mieux de la Shoah, de son mécanisme, de sa logique tragique, parfait. Mais inutile de coller un fantôme comme un boulet derrière chacun.

Prendre un enfant juif martyr par la main ? Et pourquoi pas aussi un enfant palestinien ? Et pourquoi pas un enfant triste et exclu de banlieue ? Et pourquoi pas aussi un enfant battu du palier d'à côté ? On se perd à vouloir entrer dans la ronde infernale du malheur.
 
 
Nicolas Domenach
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Commenter cet article
I
Voici le texte d'un appel lancé dans le Nouvel Observateur du 21 février à propos de la proposition du chef de l'Etat de confier à de jeunes enfants la mémoire d’autres enfants morts victimes de l'Holocauste. <br /> <br /> "L'appel du Nouvel Observateur"<br /> "Les personnalités signataires de cet appel se placent résolument en dehors de toute stratégie politique et de toute spéculation électorale. Elles apprécient diversement, sur tel ou tel point, la façon dont le président et le gouvernement conçoivent leurs responsabilités. Mais il s’agit ici d’une urgence citoyenne. Nous adjurons le président de la République de revenir sans attendre sur une proposition qu’il a cru devoir faire dans un lieu déjà communautaire et juif. Il s’agit du désir du président de confier à de jeunes enfants la mémoire d’autres enfants morts victimes de la Shoah. Nous nous refusons à discuter la noblesse des intentions, la bonne volonté et le niveau de spiritualité qui animent un tel projet. Mais nous en voyons déjà les effets et ils sont catastrophiques. Ils divisent les communautés y compris, et peut-être plus encore que les autres, la communauté juive. Ils suscitent déjà une sordide compétition des victimes, ils empoisonnent toutes les ambitions pédagogiques des professeurs et ils sont désavoués par tous les pédiatres et les psychanalystes. Il faut purement et simplement renoncer à cette proposition. Nous saurions tous gré au président de la République française de faire ce geste indispensable.Les premières personnalités signataires : Régis Debray Jacques Delors Gabriel Farhi (rabbin, responsable du Mouvement juif libéral de France, MJLF) Stéphane Hessel Jacques Julliard Jacques Le Goff Mona Ozouf Alain Touraine Georges Wajs (président du Cercle Gaston-Crémieux) Pierre Rosanvallon Jean Danielsigner l'appel
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O
Mon fils pourra-t-il choisir un enfant gitan mort en déportation ou sera-t-il obligé de choisir parmi les enfants juifs?
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R
LE PRESENT N'EST SANS DOUTE PAS SUFFISAMMENT CHARGE D'HORREUR POUR QU'ON PARLE SURTOUT DU PASSE, ON PLEURERA LE PRESENT DANS 50 ANS SI CE MONDE FOU Y SURVIT.....
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S
l me semble que le devoir de mémoire est amplement entretenu à longueur d'année dans les médias qui nous relaient très régulièrement les diverses commémorations, sans parler des nombreux documentaires et films.. Ce qui s'est passé durant la guerre est terrible mais enfin, les juifs sont ils, en ce bas monde, les seuls victimes de la cruauté de certains esprits malades et pervers? Non.. il y a tant d'autres peuples qui ont souffert ! Alors de grâce, cessons un peu avec ce matraquage, ça finit par susciter de l'agacement. C'est de l'instrumentalisation  qui se dissimule derrière cette initiative ! Nicolas Sarkosy ferait mieux de s'atteler aux véritables soucis du quotidien des français!
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D
Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'écrit N. Domenach et je voulais le féliciter aussi pour ses nombreux articles qui sont toujours bien écrits mais aussi extrèmement pertinents. Je pense que N.S s'est trompé de pays et qu'il aurait dû se faire élire en Israel où ses suggestions sont plus appropriées. La France est un pays laïc et DOIT CONTINUER A LE RESTER. Bien sûr les martyrs de la Shoa doivent être respectés et personne ne doit les oublier, mais puisque nous sommes un pays chargé d'histoire tragique, pourquoi ne pas aussi nous souvenir des milliers de gens massacrés pendant les guerres de religion et dont la St Barthélémy est un symbole? Puisque N.S. se pense investi d'un destin international, la semaine prochaine il pourra nous demander de nous souvenir des Indiens d'Amérique du Nord et du Sud,des Aborigènes et des Mahoris froidement massacrés. Mais je pense que son tour d'horizon sera complet si il y ajoute Les premiers chrétiens assassinés à Rome...
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D
Bonjour Excellent article M. Domenach. je partage tout-à-fait votre point de vue. En tant que mère je n'ai nul besoin de M. Sarkozy et de son idée d'avoir le fantôme d'un enfant martyr chez moi. Je ne l'ai pas attendu pour montrer, expliquer, commenter à mes enfants les pages les plus tragiques de l'histoire des hommes. Ce recours systématique de M. Sarkozy à l'émotionnel est plus que désagréable. Il y en a ras-le-bol !
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Pourquoi pas le souvenir du petit palestinien abattu devant les cameras par les militaires israeliens! Pourquoi pas les noms des enfants irakiens tués par les bombardements " chirurgicaux " americains ou les enfants du darfour .... Des enfants sont morts dans des conditions epouvantables pendant la Shoah mais les exactions continuent de plus belles et les mémoires de nos cherubins ne sront pas assez vaste pour se rappeler tout cela ! Décidement les discours de notre président sont de plus enplus nuls que ce soit à l'étranger ou en France
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O
Ses scénaristes doivent lui livrer une idée par jour, c'était celle d'hier !... le lendemain, tous les médias la commentent... et ainsi de suite pour 4 ans encore...
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