Un faussaire de l’information passe aux aveux

Après avoir profité d’un système médiatique devenu très manipulable, Ryan Holiday livre ses confessions. Une «news» frelatée peut contaminer toute la chaîne de l’info. Entretien

Vraie ou fausse? Réelle ou imaginaire? Authentique ou fabriquée de toutes pièces? Peu importe. La seule chose qui compte, c’est que l’information circule, qu’elle génère du clic et du buzz, et que ceux-ci se convertissent en revenus. Tel est l’écosystème des médias que décrit Ryan Holiday, consultant en communication, essayiste, ancien trafiquant en tromperies passé aux aveux et désormais repenti. Trois ans après leur publication aux Etats-Unis, ses confidences viennent de paraître en français sous le titre Croyez-moi, je vous mens. Confessions d’un manipulateur des médias .

«Ce livre marque la fin d’un chapitre de ma vie. Je l’ai écrit pour révéler ces méthodes et ces pratiques, parce que je ne voulais plus les utiliser», explique-t-il au téléphone depuis Austin, Texas. On doit à Ryan Holiday les célèbres campagnes de pub de la marque de vêtements American Apparel, qui cherchaient la controverse en flirtant lourdement avec la pornographie. On lui doit aussi la promotion du film Tucker Max. Histoires d’un serial fucker (2009), qui se vautrait dans la culture «beauf-trash» des fraternités estudiantines, des enterrements de vie de garçon et des bars à strip-tease états-uniens. C’est à cette occasion, semble-t-il, que le publicitaire s’est converti en apprenti sorcier.

«Je me suis retrouvé une nuit, à 2 heures du matin, au milieu d’un carrefour désert de Los Angeles, intégralement vêtu de noir. J’étais muni d’un rouleau de bande adhésive et de quelques autocollants à caractère choquant. Qu’est-ce que je faisais là? J’étais venu vandaliser des panneaux publicitaires, et plus spécifiquement des affiches promotionnelles que j’avais moi-même conçues et pour lesquelles j’avais dépensé de l’argent», écrit-il dans les premières pages de Croyez-moi, je vous mens. Variante tordue du marketing dit «de guérilla»: pour attirer l’attention sur le film, Ryan Holiday (qui n’a alors que 21 ans) invente, anonymement et en prenant de fausses identités en ligne, une campagne d’indignation contre le film lui-même, dénoncé pour son sexisme, son homophobie, sa vulgarité…

La polémique enfle rapidement, atteint une envergure nationale. Le film fait un flop en salles, puis devient un best-seller en DVD. Le communicateur réalise au passage qu’il est facile de manipuler la machinerie: envoyer un message à un blog en l’informant qu’une campagne de boycott a été lancée contre Tucker Max suffit pour que la campagne en question se mette à exister. Car les blogueurs, affamés de sujets, font circuler l’information sans la vérifier. Quant aux médias traditionnels, à l’affût du buzz et de plus en plus habitués à chercher leur matière dans la blogosphère ou sur les réseaux sociaux, ils s’empressent de reprendre l’histoire, sans rien vérifier non plus. «Je ne crois pas qu’on aurait pu imaginer un système plus simple à manipuler.»

C’est ainsi, puisque «le système médiatique se déplace en troupeau» et qu’«il suffit d’un meneur pour déclencher la cavalcade», qu’une nouvelle frelatée empoisonne sans problème toute la chaîne alimentaire de l’info. Exemple apparemment anodin, mais haut en couleur: l’affaire des lettres piégées aux paillettes. «L’histoire a circulé en janvier 2015, reprend Ryan Holiday au bout du fil. Il était question d’une entreprise appelée Ship Your Enemies Glitter («Livrez des paillettes à vos ennemis»). L’idée consistait à faire envoyer une enveloppe pleine de paillettes à quelqu’un avec qui vous étiez fâché. Le destinataire l’ouvre, il s’en met partout.» C’est embêtant. Ça met du temps à partir. Ça vous attire des regards narquois lorsqu’un confetti brillant surgit d’un pli quelconque de votre personne.

Plus embêtant encore: l’entreprise en question n’existait pas. «En réalité, c’était une blague. Le gars s’est limité à créer une page web, à la doter d’un onglet «Panier» pour les achats en ligne et à la pousser sur le site de partage de liens Reddit. En un éclair, l’histoire est devenue virale et a été reprise par la plupart des grands médias.» Le Time, le Telegraph, le Huffington Post tombent dans le panneau. «A la fin de la semaine, l’auteur du canular m’a écrit un message, m’expliquant qu’il s’était inspiré de mon livre», s’amuse Ryan Holiday.

La petite histoire a une double fin. D’une part, le maître d’œuvre de la facétie, un Australien appelé Mathew Carpenter, met aux enchères son entreprise imaginaire (mais entourée d’un buzz bien réel) et la vend pour 85 000 dollars. Aujourd’hui on peut donc, semble-t-il, commander des attaques aux paillettes pour de vrai: «C’est une réalité qui a été créée par sa propre couverture médiatique.» D’autre part, les médias qui ont repris l’histoire ont tenté de se justifier. «La plupart des journalistes concernés disaient: «J’avais un doute, je trouvais ça bizarre, mais qu’importe: vrai ou pas, nous pensions que le public avait envie d’en entendre parler.» Vertige…

Pas de conséquences majeures dans le cas des paillettes. Parfois, en revanche, c’est plus grave. Par exemple lorsqu’un blog tel que Politico fabrique des pré-candidatures présidentielles (Tim Pawlenty, Herman Cain) pour alimenter le marché de l’info. Ou pire encore: «Vous vous souvenez peut-être de Terry Jones, ce pasteur débile dont les autodafés d’exemplaires du Coran organisés en mars 2011 avaient déclenché des émeutes en Afghanistan, au cours desquelles furent tuées près de trente personnes», écrit Ryan Holiday. Malgré leur réticence initiale à jeter de l’huile sur le feu, les médias avaient fini alors par embarquer dans l’engrenage: «Il s’agissait, comme le résume Jeff Bercovici, journaliste de Forbes, d’un cas où le journalisme 2.0 a tué.» Aujourd’hui, le groupe Etat islamique (EI) semble tirer les mêmes ficelles. «On a vu d’abord l’administration Bush manipuler les médias pour justifier ses incursions au Moyen-Orient. Désormais, l’EI a trouvé comment manipuler les médias en retour pour faire passer son message», ajoute l’auteur au téléphone.

Aujourd’hui, Ryan Holiday est «assis des deux côtés de la table»: il gère son entreprise de marketing, et il continue à dénoncer l’environnement toxique qu’est devenu le système des médias. Son livre est utilisé dans les écoles de journalisme, «par des professeurs qui veulent aider leurs étudiants à éviter ces travers et à devenir des professionnels dignes de confiance», mais aussi «par des gens comme le gars de Ship Your Enemies Glitter, pour embobiner le public». Ambiguïté assumée? «Je ne dirais pas que ça m’empêche de dormir: ce n’est pas le cas. C’est contradictoire, c’est intéressant. Et c’est bizarre.»

Croyez-moi, je vous mens. Confessions d’un manipulateur 
des médias, par Ryan Holiday (Editions Globe).

 

Extrait

Si vous étiez aimable, vous diriez que je travaille dans le marketing et les relations publiques, ou dans la publicité et la stratégie Internet. Mais il ne s’agit que d’une apparence proprette pour dissimuler la triste vérité. Je suis, pour dire clairement les choses, un manipulateur des médias. Je suis payé pour tromper les gens. Mon travail consiste à mentir aux médias pour que ceux-ci puissent à leur tour vous raconter des bobards. Je triche, je soudoie, j’agis pour le compte d’auteurs qui caracolent en tête des ventes, ou de marques qui brassent des milliards de dollars, et j’abuse de ma parfaite connaissance du fonctionnement d’Internet pour parvenir à mes fins.
J’ai abreuvé les blogs de millions de dollars par le biais de la publicité. J’ai pris la place qu’occupait « Good Morning America » auprès d’eux pour leur fournir des infos de dernière minute et, quand ça n’a pas fonctionné, je suis allé jusqu’à offrir du travail à leurs proches. J’ai dirigé des blogueurs disséminés à travers tout le pays, fait grimper leur chiffre d’affaires en achetant du trafic, j’ai écrit leurs articles à leur place, mis au point les stratagèmes les plus élaborés pour attirer leur attention, et je les ai courtisés à coups de scoops et de repas ruineux. J’ai probablement distribué aux blogueurs mode assez de bons d’achat et de tee-shirts pour habiller la population d’un petit pays. Pourquoi ai-je fait tout cela ? Parce que c’était le seul moyen. J’ai agi ainsi pour transformer les blogueurs en sources d’information, des sources que je pouvais influencer et manipuler pour le compte de mes clients. Je me suis servi des blogs pour contrôler ces informations.

 

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